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                                                                                                                                           Texte de Rudy Riciotti, 2014
                                                                                                                                           Texte de Patrice Joly, 2012
                                                                                                                                           Texte de Rebecca François, 2012
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                                                                                                                                           Entretien avec Jean Lilensten, 2012
                                                                                                                                           Entretien avec Hélène Lallier, 2012
                                                                                                                                           Entretien avec Daria de Beauvais, 2010
                                                                                                                                           
ENTRETIEN AVEC JEAN LILENSTEN
 
Réalisé dans le cadre de la Nuit des Musées du Centre d'Art Contemporain Château des Adhémar, avril 2012
 
 
Jean Lilensten est directeur de recherches au CNRS, planétologue à l’Institut de Planétologie et d’Astrophysique de Grenoble.  Il travaille sur l’impact de l’activité solaire sur les atmosphères des planètes, dont les aurores sont la manifestation la plus connue et la plus spectaculaire. Lauréat 2010 du premier prix d’Europlanet pour ses actions de sensibilisation du grand public à la planétologie, il a réalisé une étonnante expérience baptisée Planeterrella qui reconstitue le phénomène des aurores polaires. Sur Terre, celles-ci sont le résultat de l’intéraction de particules chargées venues du Soleil avec le champ magnétique de notre planète. Jean Lilensten a conçu Planeterrella de sorte que l’ensemble du dispositif soit transportable, ce qui lui permet de montrer cette «machine à fabriquer des aurores» à travers l’Europe, touchant ainsi le grand public.  Il est egalement l’auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages dont Le système solaire revisité (Éditions  Eyrolles), La fourmi et l’infini (Odin Éditions) et Du Soleil à la Terre : aéronomie et météorologie de l’espace (Éditions EDP sciences). 


Jean Lilensten, 9 avril 2012 :  
La technique que tu m’as expliquée consiste à superposer des couches de peinture monochrome, puis à exhumer les couches profondes dans des endroits de la toile. J’ai d’abord pensé à un sculpteur. Puis, cette nuit, à un archéologue. Tu connais l’histoire du repas ? Il y a un siècle, des archéologues ont enterré les reliefs d’un repas avec le voeux de ne l’exhumer qu’un siècle plus tard, pour voir ce qu’on pourrait en déduire. Tu es un peu ces archéologues qui enterrent puis exhument, sauf que tu es les deux à la fois. L’autre pensée que j’ai eu cette nuit est à propos d’un livre qui a bouleversé ma vie, Le chef d’oeuvre inconnu, de Balzac. A mon sens de petit amateur d’art sans assez de culture à mon goût, c’est le livre fondateur de l’art contemporain. Connais-tu ce livre ? Peut-être est-il étudié obligatoirement dans toutes les écoles d’art ? Balzac y imagine Frenhofer, un peintre génial, reconnu de tous, respecté, qui peint un tableau que personne n’a le droit de voir. Il y a peint la personne qu’il aime, et le retouche tout le temps. A la fin, on comprend que les retouches ne sont qu’un enfouissement de cette femme sous des couches de taches de couleur qui la dissimulent. Ce qu’on voit n’a plus aucun sens. Or, toute l’information, tout l’amour, toute la beauté est contenue dans ce tableau. Ils sont là, invisibles, cachés, mais ils y sont, parfaits. Il ne faut au spectateur que la compréhension de l’oeuvre pour en pleurer. Tu vois forcément pourquoi j’ai fait le parallèle avec ta démarche. Ma question est donc la suivante. Au moment où tu vas porter le premier coup de ponceuse sur le tableau préparé, que ressens-tu ? Est-ce l’émotion de l’archéologue ? Celle de l’amoureux qui va retrouver son amour (que tu as - toi même ! - enterré). Est-ce que tu vas chercher la forme cachée mais contenue dans la toile (et pas seulement en toi) ? Pars tu à un combat contre toi-même ? Vas tu retrouver ce que tu porte dans ta tête ? Est-ce violent ? Est-ce sécurisant ? Attention ! je ne parle que de cette première seconde là, celle du premier coup de ponceuse...


Emmanuel Régent, 12 avril 2012 : 
Cette seconde que tu interroges avec raison et beaucoup de poésie est effectivement l’un des moments, si ce n’est le moment décisif. Elle est un peu tout ce dont tu me parles : l’instant où l’archéologue commence à découvrir la terre, celui où le pêcheur relève son filet, où le sourcier creuse son trou, et elle est aussi, sans doute, l’ensemble de mes amours enfouis puisqu’il me faut faire le deuil de chaque monochrome flamboyant avant de le recouvrir d’une autre couleur. En creusant, je respire de la peinture sous forme de poussière. Cette poudre inerte prend la forme d’un pigment devenu inutilisable, comme l’eau ne saisit qu’une seule fois le plâtre. Malgré mon masque, mon nez coule bleu, parfois orange ou même noir. Ce geste de ponçage va au-delà d’une simple surenchère  avec, contre, ou sans l’histoire de l’art. Il s’agit plutôt d’une bataille pour conquérir du terrain sur moi-même, gagner la guerre avec bonheur et enthousiasme avant la fin de cette extrême nécessité, absurde, imbécile, égoïste, de produire de la peinture, de ce besoin de dessiner pour essayer de se comprendre soi-même comme le premier et le dernier territoire à découvrir. 
J’ai une idée très précise de la stratégie de bataille, de sa préparation, de son lieu, bien que je ne connaisse ni son issue, ni même son déroulement, puisque rien ne se passe jamais comme prévu. Mon travail consiste à préparer le mieux possible le terrain puis à gérer l’inattendu des formes et des traces qui remontent à la surface au fil du ponçage. Cette première seconde est à la fois sereine et violente, un peu comme si je devais affronter une tempête dans une petite embarcation : j’ai longtemps préparé ce voyage, j’ai construit mon bateau couche après couche des semaines durant, et là, en un instant, tout peut chavirer. La ponceuse risque d’enlever trop de peinture, attaquer la toile, faire ressortir trop de rouge ou pas assez, mes gestes peuvent ne pas obéir à mes prévisions malgré ma perpétuelle adaptation. Je ne peux agir qu’en fonction de ce que je découvre au cours de mon exploration. C’est comme une sorte de course, un combat physique où je suis mon propre adversaire durant deux ou trois heures intensives. Ce qui déclenche mon rêve, c’est la spéculation, la quête d’une peinture parfaite et hors de portée à laquelle tu fais justement référence en citant Balzac. Son Chef d’œuvre inconnu me permet à mon tour de t’interroger sur tes recherches. Comme tu l’as constaté, je n’ai hélas aucune culture scientifique et encore moins de connaissances en astrophysique. J’ai beaucoup de difficultés à intégrer l’idée de ne pouvoir vérifier par la vue ce que tu découvres grâce aux ondes, car si j’ai bien compris, tu utilises des sondeurs et des ondes magnétiques pour dévoiler ou pas l’existence d’étoiles et de planètes lointaines. Tes recherches n’utilisent pas obligatoirement d’image et tes yeux ne te sont pas nécessaires pour voir. Ceci, tu le comprends bien, est impossible à intégrer pour moi. C’est même complètement inimaginable, même pour un petit-fils illégitime de Duchamp ou pour un héritier d’Yves Klein (on n’est pas obligé d’aimer son grand-père, mais on peut aussi adorer son père !). C’est un peu comme si je devais dessiner sans jamais voir l’encre du feutre sur ma feuille de papier, ni même voir le dessin une fois terminé, mais simplement me satisfaire de le savoir là dans mon esprit et quelque part sur la feuille. Il faut avoir beaucoup de sagesse et peut-être qu’il faut accepter de « ne rien y voir » (1) pour faire un chef-d’œuvre… Décidément, je n’y arriverai jamais. Par contre, je sais tout le travail préparatoire et spéculatif que cela demande, qui va de la conception jusqu’à la réalisation d’une sculpture ou d’une peinture. Seulement, dans le domaine des arts plastiques le résultat final est non seulement perceptible mais toujours différent de l’idée première. Donc, comment dans tes recherches peux tu vivre avec cette inconnue « rétinienne » ? Rêves tu de pouvoir vérifier les étoiles en les touchant du regard ? Ou bien est ce que voyager physiquement dans l’espace n’est pas forcement l’accomplissement ultime de tes rêves ?

                                                                                                                       — Apercevez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.
                                                                                                                       — Non. Et vous ?
                                                                                                                       — Rien. (2)


Jean Lilensten, 26 avril 2012 :  
Je sais, tu es en plein installation et d’ailleurs, je vais venir samedi... Mais puisque je l’ai dans les doigts, je te pose pose ma question, et tu la laisseras reposer. Je suis en ce moment à un meeting à Vienne, en Autriche. Hier, j’étais responsable d’une session scientifique assez longue, où on parlait de l’influence de l’activité solaire sur le climat. Je t’envoie quelques-uns des «plots 3D» (c’est notre jargon) projetés pendant la session. Nous, quand on les voit, on lit des choses, et l’orateur nous explique ce qu’il montre. Les couleurs, les formes sont signifiantes. Il est évident que nous sommes tous sensibles au fait que ce soit aussi joli, mais ce n’est absolument pas nécessaire et, quand ça l’est, c’est souvent un hasard. Les axes sont importants, les amplitudes de variation, tout. En regardant défiler les orateurs (j’étais à la tribune, l’animateur de la chose), je pensais à ton travail. Je me disais : «Est-ce que lui aussi il y met une signification propre ? Est-ce qu’il s’invente des univers où ce qu’il dévoile a une signification qu’il ne révèle à personne, mais qui, en lui, est parfaitement rigoureuse ? Est-ce qu’il aimerait que ses tableaux soient interprétés en tant que variations d’un phénomène astrophysique ?» Alors je n’attends pas : je te pose toutes ces questions. A samedi. Tu seras hyper occupé, je ne te dérangerai pas, juste on viendra avec ma douce et tendre. 
Amicalement, 
Jean


Emmanuel Régent, 29 avril 2012 : 
Tu n’imagines pas le plaisir de te voir avec ta compagne parmi le public présent à mon vernissage au moment des discours. Mais j’ai aussi ressenti un moment de pression en imaginant que tu allais voir mes œuvres en vrai ; c’était pour moi très inquiétant de t’imaginer face à ma peinture et bien plus intimidant que les regards des « spécialistes de l’art ». Ton esprit n’est peut-être pas conditionné par les codes de l’art mais touche pourtant directement à sa source. L’univers qui te préoccupe et sur lequel tu travailles (les aurores boréales, le soleil, les étoiles) interroge le cœur des grands mystères. Peindre et dessiner, c’est d’abord s’imaginer un monde, tenter de poser les bases d’un univers intérieur en s’appuyant sur des modèles existants (courants artistiques, maîtres…) mais tout en se détachant de ces références pour gagner en autonomie. Pour s’envoler, il faut inventer du sens, créer ses propres outils de langage, les formes qui en découlent, et inversement. Parfois, l’instinct dicte bien les choses ; on dit qu’avoir de l’instinct, c’est avoir un peu d’avance sur son intelligence. Il faut sentir les choses ou plutôt les ressentir. Quand je creuse la peinture avec la ponceuse, je pressens les formes et j’imagine des flux, mais c’est l’outil et le chemin de pensée qui m’a amené à utiliser la ponceuse qui génère ces formes, je guide comme je peux leur apparition. Tes images de conférences sont belles parce qu’elles n’ont justement pas été conçues pour l’être ; elle viennent d’ailleurs. Si j’ai bien compris, leur aspect est déterminé par des calculs et les couleurs qui les composent ne sont là que pour séparer les zones de lectures, donc la forme esthétique n’est pas envisagée comme telle. Dans mon scénario, il y a un peu de cela. D’abord je découvre une idée, un processus, cela vient parfois d’une lecture, d’un détail observé dans le quotidien, d’une chose banale qui se développe dans mon esprit. Je réalise alors les premiers essais en me confrontant à la fois aux possibilités techniques des matériaux et aux idées, tout cela dans un dialogue silencieux avec les autres artistes (vivants ou morts), c’est-à-dire, comment m’en inspirer, être en résonance mais sans reproduire… Ensuite se pose la question plastique de la mise en forme, de la monstration de l’œuvre et du résultat esthétique. Je pense qu’au bout du compte tout est esthétique ; c’est souvent simplement une question d’angle. Pour les peintures poncées, ce sont d’abord l’idée et le processus qui me conduisent à la forme. Ensuite j’introduis du sens par mes choix plastiques, de façon à travailler et récupérer « la beauté accidentelle » de tes images. Je me pose la question de savoir comment celles-ci, issues des nouvelles technologies, peuvent influencer aujourd’hui une pratique classique de la peinture, et comment ce geste de ponçage me permet de retrouver la lumière de l’écran (par derrière) en appliquant simplement de la peinture acrylique sur de la toile. D’un point de vue formel, les vues numériques spatiales, les images médicales de scanners et d’IRM, les courbes de chaleurs sont mes sources d’inspiration. Ce qui m’intéresse, c’est l’idée d’utiliser des couleurs qui à l’origine ne sont pas pensés pour leur beauté mais pour simplement délimiter des secteurs par contraste. Elles ne sont là que pour revaloriser l’image, en donner une meilleure compréhension schématique. C’est aussi la part de rêve symbolique qu’induit cette imagerie très populaire, surtout celle représentant l’espace, que je souhaite intégrer à mon travail. En fait je suis un voleur ! Je prélève et détourne pour construire un mur, comme on découvre un par un les morceaux éparpillés d’une architecture en ruine, en apportant ou pas, sa propre pierre. Pour répondre encore à ta question, je n’ai pas de signification cachée ni code secret, je tente plutôt de peindre avec l’idée d’un mystère plutôt qu’une énigme (qui s’achève toujours par une solution). Chacun pourra se projeter dans mes peintures comme dans mes dessins, et parcourir l’espace du manque comme il l’entend. Peut-être que mon travail pictural paraît plus difficile à appréhender par rapport à mes dessins, mais je ne le crois pas, les enjeux sont les mêmes avec des moyens différents. Mes peintures figurent, elles représentent par la forme comme mes dessins, ni plus ni moins, ce n’est que le procédé qui est inversé ; les dessins représentent des objets identifiables alors que mes peintures représentent des objets non identifiables. En pensant à la Nuit des musées je reste inquiet, je suis impatient de rencontrer les autres intervenants et de découvrir ta Planeterrella. Je sais que vous serez formidable, mais j’ai peur de parler, de rajouter inutilement des choses à ce que vous direz tous, d’être ridicule ou trop léger…  Pourtant j’aimerais cela de mes œuvres, qu’elles soient suffisamment légères et silencieuse pour s’envoler.
Amicalement,
Emmanuel

 
(1) Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Ed. Denoël, 2000
(2) Honoré de Balzac, Le chef-d’oeuvre inconnu, 1831 



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